SIMONE WEIL. Propos sur le catharisme.

Поделиться
HTML-код
  • Опубликовано: 3 авг 2024
  • SIMONE WEIL & LE CATHARISME
    Extrait d'une lettre du 23 janvier 1940 à Déodat Roché :
    (...) Le catharisme a été en Europe la dernière expression vivante de l'antiquité pré-romaine. Je crois qu'avant les conquêtes romaines les pays méditerranéens et le Proche-Orient formaient une civilisation non pas homogène, car la diversité était grande d'un pays à l'autre, mais continue ; qu'une même pensée vivait chez les meilleurs esprits, exprimée sous diverses formes dans les mystères et les sectes initiatiques d'Égypte et de Thrace, de Grèce, de Perse, et que les ouvrages de Platon constituent l'expression écrite la plus parfaite que nous possédions de cette pensée. Bien entendu, vu la rareté des documents, une telle opinion ne peut être prouvée ; mais entre autres indices, Platon lui-même présente toujours sa doctrine comme issue d'une tradition antique, sans jamais indiquer de pays d'origine ; à mon avis, l'explication la plus simple est que les traditions philosophiques et religieuses des pays connus par lui se confondaient en une seule et même pensée. C'est de cette pensée que le christianisme est issu ; mais les gnostiques, les manichéens, les cathares semblent seuls lui être restés vraiment fidèles. Seuls ils ont vraiment échappé à la grossièreté d'esprit, à la bassesse de cœur que la domination romaine a répandues sur de vastes territoires et qui constituent aujourd’hui encore l'atmosphère de l'Europe.
    Il y a chez les manichéens quelque chose de plus que dans l'antiquité, du moins l'antiquité connue de nous, quelques conceptions splendides, telles que la divinité descendant parmi les hommes, et l'esprit déchiré, dispersé parmi la matière. Mais surtout ce qui fait du catharisme une espèce de miracle, c'est qu'il s'agissait d'une religion et non simplement d'une philosophie. Je veux dire qu'autour de Toulouse au XIIe siècle la plus haute pensée vivait dans un milieu humain et non pas seulement dans l'esprit d'un certain nombre d'individus. Car c'est là, il me semble, la seule différence entre la philosophie et la religion, dès lors qu'il s'agit d'une religion non dogmatique.
    Une pensée n'atteint la plénitude d'existence qu'incarnée dans un milieu humain, et par milieu j'entends quelque chose d'ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d'un maître. Faute de pouvoir respirer l'atmosphère d'un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c'est la une ressource de deuxième, ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. (...) Excusez ces réflexions décousues ; je voulais seulement vous montrer que mon intérêt pour les cathares ne procède pas d'une simple curiosité historique, ni même d'une simple curiosité intellectuelle. J'ai lu avec joie dans votre brochure que le catharisme peut être regardé comme un pythagorisme ou un platonisme chrétien ; car à mes yeux rien ne surpasse Platon. La simple curiosité intellectuelle ne peut mettre en contact avec la pensée de Pythagore et de Platon, car à l'égard d'une telle pensée la connaissance et l'adhésion ne sont qu'une seule opération de l'esprit. Je pense de même au sujet des cathares.
    Jamais il n'a été si nécessaire qu'aujourd'hui de ressusciter cette forme de pensée. Nous sommes à une époque où la plupart des gens sentent confusément, mais vivement, que ce qu'on nommait au XVIIIe siècle les lumières, constitue - y compris la science - une nourriture spirituelle insuffisante ; mais ce sentiment est en train de conduire l'humanité par les plus mauvais chemins. Il est urgent de se reporter, dans le passé, aux époques qui furent favorables à cette forme de vie spirituelle dont ce qu'il y a de plus précieux dans les sciences et les arts constitue simplement le reflet un peu dégradé.

Комментарии •